De Yamaguchi à Paris : Le saké qui a réécrit les cartes des vins
La France ne s’est pas réveillée un matin en rangeant du saké entre Puligny et Pauillac. Il a fallu un déclencheur. Bien avant que des chefs étoilés ne bâtissent des menus autour d’un alcool né du riz, une bouteille venue de Yamaguchi est arrivée discrètement et a commencé à changer le récit. Dassai.
Élaboré par Asahi Shuzo, Dassai affiche une intention aussi limpide que sa robe. Des arômes vifs portés sur le fruit, une texture soyeuse qui semble se fondre au milieu de bouche, une finale qui laisse de la lumière et de la longueur. Les connaisseurs japonais l’ont adopté les premiers, puis le reste du monde a suivi, de Paris à New York, de Hong Kong à Londres.
Quand le riz est entré en pays de vin
Par instinct et par héritage, la France est une nation de vin. Qu’une boisson brassée à partir de riz, car le saké est brassé et non distillé, trouve sa place aux grandes tables paraissait autrefois peu probable. Dassai a rendu cette place presque inévitable. La raison n’était pas l’effet de mode, mais une qualité poursuivie avec une rigueur quasi monastique.
Prenons Dassai 23. Ici, soixante-dix-sept pour cent de chaque grain sont polis, ne laissant que le cœur aromatique. Le résultat tient de la clarté cristalline, avec un bouquet de fleurs blanches et de fruits frais, et une bouche suffisamment stratifiée pour s’asseoir à côté d’un beau Puligny-Montrachet. Pour un palais français, aucune traduction n’était nécessaire. On y lisait la notion de raffinement.
Repères rapides:
Dans le saké, plus le chiffre de polissage est bas, plus le style gagne en finesse et, le plus souvent, plus le prix s’élève. L’ensemble classique de Dassai, 23, 39, 45, reste l’épine dorsale de la gamme, et en 2025 le catalogue comprend aussi des expressions effervescentes, des raretés séparées par centrifugation, la ligne expérimentale DEX, ainsi que Dassai Blue brassé à New York pour les marchés internationaux.
Une étiquette qui accueille et qui instruit
Une part du charme de Dassai tient à sa lisibilité immédiate. Là où bien des étiquettes de saké laissent les débutants dans le flou, la gamme se lit comme un petit manuel.
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Dassai 23: le fleuron. Polissage poussé, aromatique intense, finale nette et vibrante.
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Dassai 39: le juste milieu. Le parfum rencontre la sapidité, un format que les sommeliers aiment mettre à table.
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Dassai 45: le généreux. Accessible, un luxe du quotidien.
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Coffret dégustation, les trois réunis. Une invitation à comparer, comme on goûterait des millésimes de vin.
L’étiquette blanche, la calligraphie affirmée et les chiffres mis en avant forment un code visuel. Plus le nombre est petit, plus le saké est rare. La barrière d’entrée s’abaisse, la curiosité monte. Des éditions limitées, effervescentes, nigori ou issues de cuvées centrifugées, ajoutent des strates à la hiérarchie, tout en gardant un cœur de gamme facile à parcourir.
Paris tombe amoureux
Lorsque Hiroshi Sakurai, président d’Asahi Shuzo, est venu à Paris avec son épouse, ils n’ont pas apporté des argumentaires. Ils ont apporté des bouteilles. Ils sont passés par des cavistes et des salles à manger, demandant aux sommeliers et aux chefs de goûter. Une campagne feutrée, efficace.
Parmi les premiers convaincus se trouvaient Joël Robuchon et Yannick Alléno. Ils n’y ont pas vu une curiosité, mais un partenaire. Le nez fruité de Dassai et sa finale précise et nette ont glissé naturellement dans la gastronomie française, aux côtés du foie gras, de la truffe et de l’architecture soignée de la haute cuisine. Ce qui n’était qu’un service au verre est devenu un mariage.
Le chapitre parisien de Robuchon
Robuchon, Cuisinier du Siècle et détenteur d’un nombre de macarons record, n’avait pas besoin d’un joyau de plus. Pourtant, en 2018, il a inauguré Dassaï Joël Robuchon rue du Faubourg Saint-Honoré. Trois niveaux de diplomatie culinaire. Une pâtisserie au sous-sol, un salon de thé et un bar au rez-de-chaussée, puis, à l’étage, une salle où le saké rencontrait les classiques français dans des flûtes de Champagne.
Cabillaud noir mariné au miso, tempura de crabe, agneau aux primeurs, le tout réimaginé sous des lustres de cristal. « Je suis amoureux de Dassai, c’est le meilleur saké que j’aie jamais goûté », disait Robuchon. Sa disparition deux mois plus tard a entraîné la fermeture du lieu, mais non sans laisser une empreinte durable, le temps d’un printemps parisien où saké et cuisine française parlaient la même langue.
*Note : Cet établissement a fermé en 2018.
L’expérience izakaya d’Alléno
Le dialogue s’est poursuivi avec Yannick Alléno, maître de la cuisine française moderne et créateur d’Extraction. En novembre 2024, il a ouvert L’IZAKAYA DASSAI à Beaupassage, enclave gourmande du septième arrondissement.
Ici, l’esprit izakaya rencontre l’artisanat français. Bois chaleureux, cuisine ouverte, chuintement du bain de friture pour la tempura. La carte s’étire des hand-rolls et sashimis à un ramen au consommé de volaille, aux burgers teriyaki et au cabillaud noir au miso. Un confort passé au prisme de Paris, décontracté et subtilement luxueux. L’adresse du 53 rue de Grenelle est devenue un repère sur la carte gastronomique de la ville, preuve que le saké n’est plus un invité exotique mais un interlocuteur à part entière.
La clarté qui suscite la curiosité
Le plus bel atout stratégique de Dassai tient peut-être à la facilité avec laquelle il appelle l’exploration. On goûte une cuvée et l’étiquette vous pousse vers la suivante. Comment 39 se compare-t-il à 23. Que propose 45 à table. Les éditions limitées approfondissent l’intrigue, tandis que l’ensemble reste accueillant comme un vol de dégustation de vins.
Ce faisant, Dassai a aidé la France à accueillir le saké non comme une bizarrerie, mais comme un pair parmi les grands breuvages. Ce qui a commencé avec quelques bouteilles portées à la main est devenu un chapitre établi de la gastronomie parisienne.
Quand je vivais au Japon, le saké était ce que je commandais sans façon dans un soba-ya ou un izakaya, sans me soucier des marques ni du prestige. On m’apportait une petite coupe à côté d’un encas modeste et je la sirotais lentement. Ce n’était pas fait pour impressionner. C’était simple, dépouillé, et calmement satisfaisant. Après mon installation en France, cette habitude a disparu. Paris avait des restaurants de soba et, dans les bons, de belles bouteilles de saké s’alignaient sur les étagères. Pourtant, en France, ce qui submerge les gens, c’est le vin, par sa variété et sa profondeur. On pourrait boire un vin différent chaque jour et ne jamais en faire le tour d’une vie. Quel autre breuvage pourrait en dire autant. Je suis entré dans l’univers du vin sans me préoccuper des étiquettes, j’ai appris les régions et les cépages, et plus j’en savais, plus j’avais envie d’en savoir. Quel que soit le plat, on trouvait toujours un vin pour l’accompagner. Bientôt, j’ai marié du vin même avec la cuisine japonaise, et j’ai presque oublié le saké.
Un après-midi, il y a plus de dix ans, j’ai appris qu’il y aurait une dégustation de Dassai à La Maison du Whisky, près de l’Odéon. Quelque chose m’a attiré, un mélange de nostalgie et de curiosité. Cette boutique propose de tout, pas seulement du whisky. Malgré tout, je me suis demandé comment on vend du saké dans un endroit pareil. Le glisse-t-on entre le rhum et le gin, ou lui réserve-t-on un espace à part.
Le président de Dassai était là avec son épouse et répondait à toutes les questions que les visiteurs français leur lançaient. Les questions étaient détaillées, originales et ininterrompues. Quelles années récentes sont de bons millésimes pour le saké. Combien d’années faut-il le laisser reposer. Boit-on le même saké avec le poisson et avec la viande. Au Japon, personne ne poserait cela lors d’une dégustation. Avec un interprète, ils ont tout accueilli avec patience et humour. Plus tard, il m’a dit qu’au Japon les dégustations ne suscitent pas autant de questions et que les Français demandent des choses auxquelles ils n’auraient jamais pensé. C’est un apprentissage pour nous aussi. Il ne représentait pas seulement sa propre marque. Il présentait le saké lui-même et créait un lieu de rencontre entre le public et le breuvage.
Pour des Français qui ne connaissaient pas le saké japonais, Dassai était la meilleure porte d’entrée. Il offre un arôme net de fruits, une ligne pure en bouche et une finale nerveuse. Il parle la même langue que l’on emploie pour le vin, celle des fleurs et des fruits. Il convenait au sashimi bien sûr, et aussi aux entrées françaises. Pour les Français, c’était comme découvrir un type de vin qu’ils n’avaient jamais imaginé. J’y suis allé avec un ami à qui l’on avait autrefois servi du baijiu chinois en le faisant passer pour du saké et qui en gardait un mauvais souvenir. Au moment où il a goûté une gorgée de Dassai à l’Odéon, ce souvenir s’est effacé. Il est tombé amoureux du saké sur-le-champ et, depuis, Dassai est resté son premier amour.
Pour être clair, le baijiu chinois n’est pas un mauvais spiritueux. Bien au contraire, il en existe d’innombrables styles et les bouteilles haut de gamme peuvent couper le souffle par leur prix comme par leur qualité. Le problème est que le verre offert après un repas bon marché dans un restaurant japonais est généralement du niveau le plus bas. C’est là que j’ai appris ma leçon. Lorsque l’on goûte quelque chose pour la première fois, il faut s’assurer que c’est un bon exemple. Il en va de même pour le saké. J’aime la modeste petite coupe de mon soba de quartier, mais ce n’est pas la bouteille que je donnerais à quelqu’un qui s’apprête à prendre sa première gorgée.
Lorsque j’ai goûté Dassai pour la première fois, j’ai pensé que c’était comme boire un vin blanc ample avec une couche supplémentaire d’umami. C’était riche, un peu doux, et en même temps tranchant. Cela fonctionnait comme une machine à accords, quelque chose que l’on peut servir de la première entrée jusqu’au plateau de fromages sans fausse note.
Ce jour-là, la salle de dégustation était pleine de chefs et de sommeliers. Ils ont quitté la boutique en bouillonnant d’idées. Très vite, Dassai n’était plus seulement aligné sur des étagères. Il est entré dans les cuisines étoilées et s’est inscrit sur les menus. Les collaborations ont suivi, puis un restaurant a ouvert. Dassaï Joël Robuchon a commencé le service et sa beauté m’a coupé le souffle. Le design comme les plats parlaient tous la langue de Dassai. Je me suis surpris à me demander si l’alcool avait jamais paru aussi glamour.
Quand Robuchon est mort, la France a porté le deuil. Il n’était pas seulement un chef, mais aussi un enseignant, un visage de télévision, un nom présent dans les foyers. Le restaurant qu’il avait créé avec Dassai a fermé peu après. Peut-être personne ne pouvait-il prolonger ce qu’il avait imaginé. Cela a ressemblé à une perte, pour la France comme pour le saké.
Pourtant, Dassai ne s’est pas arrêté. En 2025, Yannick Alléno, qui dirige des cuisines de Paris à Dubaï et détient seize étoiles Michelin, a ouvert L’Izakaya Dassai by Yannick Alléno. L’endroit était détendu, enjoué et audacieux. Un chef de classe mondiale a retourné les classiques de l’izakaya. Une nouvelle porte s’est ouverte au saké en France et l’on a vu une fois de plus qu’il a sa place ici.
La montée en puissance de Dassai a porté d’autres étiquettes. À l’Hôtel de Crillon, le sommelier Xavier Thuizat a été profondément séduit par Daishichi, célèbre saké de Fukushima souvent qualifié de Romanée-Conti du monde du saké. Les restaurants français ont commencé à chercher leur bouteille idéale de saké, tout comme ils cherchent le vin qui couronne un menu.
À mon arrivée à Paris, alors que je mangeais d’étranges versions de cuisine japonaise et que l’on me servait des alcools chinois présentés comme du saké, je n’aurais jamais imaginé le jour où j’hésiterais entre des étiquettes de saké en France. La boisson qui, autrefois, se tenait discrètement à côté d’un bol de soba a fait un long voyage. Partout où elle passe, elle rappelle la même chose. Le saké paraît simple, mais il recèle de nombreuses strates.